Le suicide de Jeanne RÉTIF à Nitry (1767)

Le suicide de Jeanne RÉTIF à Nitry (1767)

L’an mille sept cens soixante sept et le douziéme
jour du mois de fevrier, Nous jean Jaques Louis Rolland
Pretre Curé de la Paroisse de Nitry Diocese d’Auxerre,
accompagné de Sr Nicolas Retif Recteur des Ecoles de notre
dite Paroisse, après avoir fait toutes les protestations de droit
et de justice contre qui il appartiendra, aurions dit et
declaré pour le present que le neuviême du courant, Jean
Guignebert laboureur demeurant audit Nitry seroit venu nous
trouver a Noyers ou nous etions pour des affaires essentielles
environ deux heures après midy, et nous auroit instruit
et informé de la part de Nicolas Mion laboureur son Beau frere
que Jeanne Retif se seroit precipitée dans un puis situé dans
les cheuvrieres ou jardins pour l’enclos de Nitry appartenant
et tout après de la maison de Claude Leblanc cordonnier
habitant de Nitry, que les enfants de ladite deffunte Jeanne
Retif auroit dit a luy Jean Guignebert que ce malheur
seroit arrivé le jour precedent jour de dimanche vers
les six heures du soir s’etant echapée furtivement de sa
maison, que ne l’ayant point vue revenir depuis lors ;
etant en peine du a personne ils n’auroient cessé de la
chercher toute la nuit de toutes parts, et qu’enfin, le
landemain jour susdit neuviême fevrier ayant appris
par plusieurs personnes de Nitry que la dite Jeanne Retif
leur avoit dit qu’elle feroit malheur de sa personne, ses
dits enfans ne la trouvant nulle part, auroient pêché
et fait pecher dans plusieurs puis dudit Nitry, et qu en fin
on auroit trouvé et retiré son Corps noyé dans le puis
susdit appartenant au dit Leblanc ; sur quoy nous aurions
prié led Guignebert de s’en retourner a Nitry avec promesses
de nous y rendre le landemain matin comme nous aurions
fait, afin de faire avertir Mr le Procureur fiscal, et autres
officiers de Justice pour faire les procedures requises en
pareil cas ; ce que led Guignebert auroit executé ; Mais
led Procureur fiscal de Nitry, sans appeler ni informer
Mr le Prevot dudit Nitry, voulant epargner a frain
fin du 1er feuillet

se seroit contenté de l’avis du Greffier de
la dite Justice de dresser une espece de procedure
informe sans preuve pour témoins, et sans aucun raport
de chirurgie et sans même avoir fait apposer
le sceau et cachet de la Justice sur le front
et la main du cadavre susdit, et de dire
par la dite procedure que c’etoit par accident que
lad Jeanne Retif s’etoit noyée dans ledit puis ; et
auroit appellé, led verbal etant tout dresse Me Jacques
Boissard son neveu pour le signer comme ancien
Praticien pour l’absence de Mondit Sieur le Prevot.
Nous dit Curé etant de retour audit Nitry ledit jour
Mardy dixiême du courant environ midy aurions fait
prier le Sr Jean Gautherin Greffier de ladite Prevôté
de nous donner communication de la dite procedure
que Nous aurions trouvé très irreguliere et informe
et dans le même instant que led Sr Greffier nous le
communiquoit dans la maison curiale, le dit Maitre
Jacques Boissard seroit entré, et nous auroit declaré
qu’il auroit ete surpris et trompé, qu’il etoit faux que
ladite Jeanne Retif fut tombée et se fut noyée dans le
susdit puis par accident, que tous les habitans de la
Paroisse etoient en emotion contre luy, et contre Nous dit
Curé qui avions promis de commencer a faire la fosse
dans le cimetiere pour donner la Sepulture Ecclesiastique au dit cadavre,
Nous auroit fait deffense de la luy donner declarant
qu’il revoquoit et nioit tout ce qui avoit eté fait sous son
Nom le jour precedent et signature ayant eté trompé, et que la verité
etoit que ladite Jeanne Retif s’etoit precipitée volontairement
dans ledit puis, et s’etoit homicidée elle même, ce qui
nous auroit empeché de donner la Sepulture a son
dit Corps jus qu’à ce qu’il en eut eté autrement ordonné par
la Justice ; en consequence le même jour Mardi dixiéme
du courrant, sur nos Representations, le nommé Nicolas
Mion laboureur fils de la deffunte Jeanne Retif, et ledit
Jean Guignebert son Beau frere partirent vers les quatre
heures du soir pour aller a Joux distant de Nitry
fin du 2è feuillet

d’une lieue, chercher avec les chevaux led Cristophe Berthier
Procureur fiscal de la dite Prevoté de Nitry, le quel auroit
differé jusquau landemain mercredy de se rendre, au dit Nitry
et y etant arrivé, Nous dit Curé luy aurions representé et
audit Sr Gautherin Greffier, qu’il convenoit de faire visiter
led cadavre par les chirurgiens pour dresser leur raport,
et ensuite de faire entendre des témoins devant Juge competant
pour reconnoitre la verité, et du moins qu’etant public et
notoire que lad Jeanne Retif s’etoit precipitée et homicidée
volontairement, d’avoir quelques preuves qu’elle etoit allienée
et faible d’esprit pour excuser la maniere dont elle s’est
procurée la mort, pour que nous pussions donner et
accorder la Sepulture Ecclesiastique a son Corps. Ce que ledit
Sr Procureur fiscal et led Sr Greffier ayant refusé, et nous
ne pouvant suivant les Sts Canons, ordonnances du Diocese,
et les declarations de sa Majesté accorder lad Sepulture
Ecclesiastique et Chretienne au Corps de ceux qui volontairement
se sont homicidés eux mêmes ; après toutes dues protestations,
et reserves susdites contre qui il appartiendra, pour ne pas
laisser plus longtemps le Corps ou cadavre de la dite
deffunte Jeanne Retif sans sepulture et en danger de se
corrompre, dans le doute ou Nous, sommes si elle a eté
libre de ses sens et volonté, le sceau et cachet des armes de
la Justice n’ayant point eté mis sur son Corps ; nous nous
serions transportés sans aucun son de cloches cependant avec Notre Surplis, Etole
noire et la Croix processionnelle portée devant Nous, a
la maison de la dite deffunte Jeanne Retif ou elle avoit
eté transportée pour faire la levée de son Corps, le
conduire a l’Eglise, et ensuite luy donner la sepulture
dans un lieu separé ou l’on inhume ordinairement les enfans
morts sans baptême du côté du nord au bas de l’Eglise dans
le cimetiere contre les murs de separation de la Seigneurie,
afin qu’en cas de besoin led Corps puisse etre reconnu ; les
parens de ladite deffunte nous ayant declaré qu’elle etoit agée
a son decès de environ soixante ans, le tout fait en presence de
Nicolas Brullé Marechal, du susdit Jean Guignebert laboureur
de Jean Baptiste Guingois couvreur, et de francois Carré qui ont signé
avec Nous, led Sr Nicolas Retif et led Me Jaques Boissard, non
les enfans et parens de la dite deffunte ni led françois Carré pour ne
savoir de ce enquis et requis » .

Signé : Retif, b guingois, N Brulé, Retif, Jean guinbert
Boissard recteur, Rolland Curé de Nitry.

fin du 3è et dernier feuillet


Jeanne RÉTIF est née et a été baptisée à Nitry le 02 janvier 1714. Elle a pour père et mère Jacques RÉTIF laboureur à Nitry et Anne ROUARD originaire de Sacy. Jeanne a épousé à Nitry le 19 octobre 1734 Nicolas MION, laboureur à Nitry.

Note : L’acte est très explicite et expose très bien les faits.

Jean Jacques Louis ROLLAND, le très rigide curé de Nitry, comme déjà mentionné dans un précédent billet concernant des actes de vandalisme commis en 1735 dans la sacristie de Nitry, n’était pas tendre avec la population du village qu’il qualifiait de populace grossière et ivrogne. Il eut quelques dissensions avec les habitants et les représentants de l’autorité civile de sa paroisse comme on le voit d’ailleurs ici.

Il n’hésite pas à prendre la plume et noircir plusieurs pages pour expliquer les faits et justifier ses décisions et actions.

Ici le problème est simple. À bien y regarder, la volonté des autorités civiles de Nitry approuvée par les habitants est de ne pas qualifier les faits d’ « homicide de soi-même » [*] afin que la morte puisse bénéficier d’un enterrement ecclésiastique. [**]

Il faut savoir qu’à cette époque, lors d’une mort non naturelle, le procureur fiscal ou le lieutenant de la paroisse décidait dans son rapport adressé au curé aux fins d’inhumation, si le mort avait été ou non un bon chrétien. En cas de mort naturelle, subite ou sans que le mourant ait pu se confesser et recevoir les sacrements, c’est le curé qui justifiait et décidait ou non de la qualité de bon chrétien du décédé. 

On voit parfois, quand le curé a pris la peine de noter le décès de la personne sur le registre de catholicité, la mention en marge « pour mémoire » puis quelques lignes sur le décédé le disant « mort en hérétique ». Il est certain que nombre de ces décédés considérés comme hérétiques n’ont pas été inscrits dans les registres, ce qui pose d’énormes problèmes pour la reconstitution des familles.

En 1719, dans le village d’Uchizy en Saône-et-Loire, Bourgogne, le curé du village refuse d’inhumer en terre sainte, entendre par là, la terre consacrée du cimetière catholique du village, une femme morte comme il le dit « dans des sentiments calvinistes ». Il conclut « le corps de laquelle a êté encrotée au milieu des champs » [3*].

Dans le cas présent, le curé de Nitry sait que Jeanne RÉTIF s’est suicidée, les habitants et les autorités civiles de la paroisse le savent. Il se retranche derrière les lois de l’Église pour se justifier. Effectivement la procédure est bâclée irrégulière et mensongère. Il aurait souhaité que le suicide soit indiqué quitte à arguer de la démence de la victime pour qu’elle puisse être inhumée religieusement. Il n’en a pas été ainsi et pour être exempté de tout reproche a consigné l’affaire dans l’ace de décès et inhumation de la décédée, 

Le curé ROLLAND a-t-il porté l’affaire devant sa hiérarchie, l’évêque d’Auxerre ? S’attend-il à une suite dans cette affaire ? Il prend en tout cas toutes les précautions pour que le corps puisse être retrouvé [comprendre : retrouvé facilement] l’inhumant à l’endroit où les enfants non baptisés [décédés avant d’être baptisés] sont enterrés. 


[*] le verbe se suicider apparaît dans les archives vers 1780-1790, et indique une nouvelle conception de cet acte considéré comme crime par l’Église.

[**] « Sous l’Ancien Régime, la claie d’infamie désignait la claie sur laquelle on plaçait le corps des suicidés, des duellistes et de certains suppliciés, pour être traîné ensuite par un cheval jusqu’au lieu d’inhumation. Cette peine infamante ne fut définitivement supprimée qu’à la Révolution ». Sources Wikipedia.

En 1736, un arrêt est rendu par le juge de de Joux-la-Ville contre un habitant de Joux-le-Châtel qui s’était suicidé :

« Nous avons ledit deffunt Edme Crétey déclaré atteint et convaincu de s’estre déffait et homicidé soy-même, s’étant pendu et étranglé avec une corde attachée à une solive dans la chambre haute de sa maison. Pour réparation de quoy, ordonnons que sa mémoire demeure éteinte et supprimée ; et sera son cadavre attaché par l’exécuteur de la haute justice au derrière d’une charette et trainé sur une claie la teste en bas et la face contre terre par les rues dudit lieu de Joux-le-Châtel jusqu’à la place publique … où il sera pendu par les pieds à une potence qui pour cet effet sera plantée audit lieu ; et après qu’il y sera demeuré six heures, jetté à la voirie dans l’endroit où l’on jette le charognes et bestes mortes dudit Joux-le-Châtel ; déclarons tous les biens dudit deffunt Edme Cretey acquis et confisqués … » (Archives Départementale de l’Yonne, 15B/163).

[3*] « L’An mil sept cent dix neuf et le mercredy onzième jour du mois d’octobre est décédée en cette paroisse d’Uchizy une pauvre femme âgée d’environ trente cinq ans, laquelle je n’ay point voulûs faire inhumer en terre sainte, étant de la Religion de Calvin, dans laquelle Religion elle et deux enfants qui étoient avec elle l’un agé d’environ quinze à seize ans, et l’autre d’environ trois à quatre ans ont été élevés et nourris ; et étant morte dans des sentiments calvinistes, comme il m’â parû et consté par ses propres parolles, ne m’ayant jamais voulu entendre lorsque je luy parlois de confession, ny me donner aucunes marques de Religion Catolique Apostolique et Romaine, quoiquelle ait fait preuve d’Abjuration comme elle l’a supposée par un certificat de Mgr François Gaspard Giammont Evéque D’Avethuse, suffragant de l’Archevéché de Besançon, haut Doyen de l’Illustre Chapitre Métropolitain, Abbé de St Vincent de la même Ville, Ecrit et Signé de sa main à Besançon le trente et unième janvier de la susdite année le tout neantmoins bien considéré je soussigné curé du dit lieu en conséquence du refû de confession et instruction catolique, ne voulante mêler le prophane avec le sacré, certifie avoir vu mourir la susdite femme appelée Marie Maillet, le corps de laquelle â été encroté au milieu des champs de ma paroisse d’Uchizy présents toute la maison de François Perrusset l’ancien laboureur et Emilien Petitgonnet tiserier de toille tous voisins du lieu ou elle decedée qui n’ont scus signer. » Signature du curé.

Sources : Archives en ligne de Saône-et-Loire, Uchizy-Baptêmes-Mariages-Sépultures-1718 – 1730, page 21/131 droite]

Note : l’édit de Fontainebleau de 1685 de Louis XIV annulant celui de son grand-père Henri IV, interdisait la religion protestante.

Sources de l’acte de décès et inhumation de Jeanne RÉTIF :

– Archives de l’Yonne, Nitry : BMS ( 1743-1792 ) – 5 Mi 624/ 4 page 287 & suivantes (original).

– Archives de l’Yonne, Nitry : BMS ( 1756-1776 ) – 5 Mi 623/ 5 page 112 & suivantes (copie).

– Permalien de l’acte original : https://archivesenligne.yonne.fr/ark:/56431/vta5346787395131/daogrp/0/287

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